14 Juillet 2012
« Je vis de grands champs d’hiver couverts d’oiseaux morts. Leurs ailes raidies traçaient à l’infini d’indéchiffrables sillons. Ce fut la nuit.
J’étais entré dans la province des jardins statuaires. »
Le coup de foudre n’a pas besoin d’œillade, quatre phrases susurrées à l’oreille d’une lectrice suffisent à bouleverser l’âme en profondeur.
« Ne t’est-il jamais arrivé de découvrir quelque chose de très beau, et, soudain, de souffrir très fort, et si vite que tu t’en aperçois à peine, parce que ce fragment de beauté que tu contemples, tu devrais le partager avec quelqu’un et qu’il n’y a que l’absence ? »
La contrée des jardins statuaires est un lieu perdu aux confins d’un autre monde, une province onirique, merveilleuse et terrifiante à la fois, peuplée de jardiniers « frôleurs d’abîme », qui cultivent une terre étrange d’où surgissent inexorablement des statues.
Ces statues doivent être infatigablement taillées, maîtrisées, conduites, pour parvenir à une forme aboutie.
Parfois les statues contractent un mal incurable, une sorte de lèpre, qui nécessite une éviction jusqu’au gouffre, situé aux limites de ce monde et sur lequel veille le Gardien.
Et puis, il arrive, qu’une statue très particulière, une statue d’exception, émerge des entrailles de cette terre : une statue d’ancêtre.
Elle représente un jardinier que tous connaissent et reconnaissent.
C’est là un très grand malheur, l’homme succombant à petit feu, au fur et à mesure que la statue s’épanouit, comme si l’œuvre l’écrasait, l’anéantissait.
Et lorsqu’un jardinier meurt, « on l’inhume généralement à l’endroit même où il a travaillé pour la dernière fois, afin que ses restes se mêlent au terreau et profitent à la croissance des statues à venir »
J’ai cheminé aux côtés du voyageur sans nom, « un rêveur dont les rêves ne sont pas à vendre », entré avec moi dans cette province pour en découvrir les mœurs, les coutumes, les rêves, les déchirures, les tragédies.
Ce voyageur a un secret : il est « un homme qui attend ; même quand (il) marche, même quand (il) se hâte, (il) attend. (Il) attend avant même d’avoir rencontré quelque chose à attendre … »
Et pourtant son voyage sera peuplé de rencontres incroyables aux hommes que nous sommes, « mécanisme obscur, bestialité rêveuse et écorchée parmi le chaos ».
Le Guide, jardinier averti, fils d’un doyen, l’initiera aux mœurs de ces congénères, à leurs différents domaines, aux rites de passage à la vie adulte, et lui laissera entrevoir les failles de cette société fermée et rigide.
Car le rideau va se déchirer, et l’Aubergiste chez qui réside le Voyageur, l’amènera à entreprendre un autre voyage et à découvrir une sombre réalité.
Celle d’un « monde avare et renfermé, qui se survit replié sur ses traditions caduques et égoïstes, borné par ses murs, enclos dans ses frondaisons, étranger à lui-même enfin à force de se soustraire à tout commerce, que mérite-t-il, ce monde ? De quoi est-il donc digne ? »
C’est un monde dont les femmes sont absentes, cachées, asservies.
Certaines sont livrées en pâture à la puissante guilde des aubergistes.
C’est un monde au bord du gouffre, transi de peur, hanté par la légende d’un prince barbare, issue d’une famille de jardinier, qui s’apprête à anéantir cette société en dégénérescence.
Un Prince conquérant qui fondera un nouveau monde sur les ruines de l’ancien.
Car « l’idée de progrès est une des plus ineptes qu’ait jamais conçu l’entendement humain, mais elle est nécessaire. Il faut bien que les hommes se racontent quelque fable pour se justifier de ne pas laisser le monde en l’état où ils l’ont trouvé. Et comment supporteraient –ils la disparition de leurs ancêtres s’ils n’étaient pas capables d’entretenir eux-mêmes l’illusion de valoir mieux qu’eux. Croyez moi, c’est une ineptie féconde ».
Le voyageur rencontrera ce Prince qui, si fascinant soit-il, ne parviendra pas à le gagner à son désir de sanglant renouveau.
Alors, dans une ultime marche au travers de la contrée des jardins statuaires, le voyageur et Vanina (seul être nommé du livre, seul l’amour porte un nom) emmènera une fillette vers le gouffre afin de la placer sous la protection du Gardien.
Avec elle c’est tout ce monde qui s’apprête à basculer que le voyageur va tenter de sauver.
Et c’est au bord du gouffre qu’il quittera ses chaussures de marche pour revêtir l’habit du Gardien.
« A la vitesse prodigieuse du rêve, je m’étais alors représenté mon parcours, mon long voyage vers les jardins statuaires et l’itinéraire labyrinthique que j’avais suivie dans la contrée, et j’avais cru reconnaître que toute cette errance s’ordonnait en ce lieu exigu où je me tenais, en cette nuit sans lune ni étoile toute dépeuplée de signes et démunie de connivence, et j’avais su, d’une vérité que je pouvais étreindre de tout mon être, que mon moment n’était pas tout à fait venu mais que, dans les profondeurs que je croyais miennes, en dépit de moi-même, de celui qui, demain, tout à l’heure et peut être dans l’instant que déjà je touchais presque, immobile que j’étais sur son ultime rebord – oui dans les profondeurs de celui qui parlait, qui allait de nouveau parler, là, cela travaillait sourdement depuis bien longtemps, depuis le premier vagissement, depuis le silence d’avant le tout premier souffle. »
Vous l’aurez compris, ce livre inracontable, cette fable onirique aux accents profonds, m’a remuée comme une partition intime encore jamais jouée.
Cette œuvre dont le style n’a d’égal que la beauté noire et sombre de ses méandres est certainement la porte d’entrée vers un pays auquel je me sens immodestement et confusément appartenir.
« Mais ne l’oubliez pas, (..), l’enfantement du monde est une bien grande chose, nous n’y tenons qu’une place infime, menacée sans cesse, et, pour tout dire, négligeable. Et nous mettons notre fierté à nous rire de notre humilité. »
Les jardins statuaires
Jacques Abeille
Folio Gallimard
Cette chronique a été écrite par Attila, chroniqueure régulière au blogue "Polar, noir et blanc".