4 Novembre 2012
«La liberté appartient à ceux qui l'ont conquise »
André Malraux
Avant d'être un film, avant d'être un livre, « Luke la main froide » est un hymne véritable à la liberté et à la contestation, une ode à l'insoumission, une tragédie forcément sublime.
Lorsqu'il arrive au pénitencier, Lloyd JACKSON n'est déjà plus le gamin à la pureté virginale du fin fond de l'Alabama,
Car « quand le sergent avait entraîné son escouade dans un poste de secours allemand envahi et s'était précipité sur deux infirmières qui avait été abandonnées avec les blessés, Luke avait fait la queue comme les autres. Et quand une fois de plus, quelques semaines plus tard, ils avaient pris une ferme d'assaut et trouvés trois jeunes françaises hystériques au milieu des meubles éventrés, des corps, des douilles d'obus, et des armes entassés, une fois de plus Luke avait fait la queue comme les autres »
Il a 28 ans et a traversé l'horreur ordinaire de la guerre, des viols, des exécutions, des ordres inhumains et pourtant légitimes.
Il a ramené le goût amer que laissent les médailles accrochées à son uniforme.
Il en est revenu autre ; toujours lui mais pourtant au delà de ce qu'il était, avec cette chose en plus, ou en moins, qui exclue toute forme d'obéissance et de servilité.
C'est un homme libre.
Dans ce bagne, où il doit purger une peine de deux ans pour avoir kidnappé des parcmètres, armé d'un coupe tube, dans un état d'imprégnation alcoolique très avancé, il est un être décalé.
Un homme qui affiche le sourire insolent de ceux qui ne connaissent pas la honte de la servilité
Il n'a DIEU ni MAÎTRE et la vie est un jeu dérisoire et tragique, une partie de poker qu'il emporte parce qu'il n'a rien à perdre.
C'est autour de la table de jeu qu'il gagnera son nom d'homme libre : LUKE LA MAIN FROIDE
Car au bagne comme au couvent, les individus laissent les oripeaux de leur vie d'avant à la porte et doivent, pour exister, se faire un nom.
Luke renaît à cette vie en gagnant une partie de poker « avec une paire de rien. En souriant il a murmuré d'une voix douce « faut pas oublier mec. Où que tu ailles et quoi que tu fasses. Reste cool, joue toujours une main froide. Et à partir de ce soir là, il a toujours eu droit au nom de Luke la Main Froide »
C'est son nom de baptême, son nom d'homme libre, celui qu'il a gagné, celui qu'il s'est choisit.
Entouré de cette aura quasi diabolique, il devient vite un être mythique, une légende vivante : il n'a pas peur, il n'a pas froid, il n'a pas mal, il peut dévorer des montagnes de fayots et de gruau de maïs, il joue du banjo avec une grâce pourtant exclue de cet endroit de misère, il peut supporter « la boîte » le sourire aux lèvres, et il ose regarder les matons dans les yeux
Il ne respecte que les règles qu'il choisit de s'imposer, suivant là, sans le savoir peut être, l'enseignement de Montaigne « la vraie liberté est de pouvoir toute chose sur soi »
Un homme qui dit non, le sourire insolent à la commissure des lèvres, qui se moque effrontément de tous ceux qui ne sont pas bagnards, ceux que les autres appellent « les hommes libres »mais qu'il sait lui, n'être que mirages.
Évidemment, au bagne encore plus qu’ailleurs, la liberté est une malédiction qui s'abat sur celui qui ne peut ou ne veut y renoncer.
Dragline, bagnard qui entretient le mythe LUKE la Main Froide, essaiera bien de lui faire comprendre que tout son être est une insulte aux Boss et que tout cela va mal se finir, qu'il doit rentrer dans le rang, que personne n'a rien à gagner à ces provocations
Car la liberté effraie tant les oppresseurs que les oppressés, ceux pour qui la servilité est une forme de sécurité.
Le télégramme qui lui annoncera la mort de sa mère marquera aussi la mort définitive de Lloyd JACKSON et l'avènement inexorable de LUKE LA MAIN FROIDE,
Ce qui restait de Lloyd entrera dans la boîte, sorte de cachot immonde infesté de moustiques suffocant de chaleur et de puanteur, mais c'est un Luke toujours plus libre que les Boss trouveront au matin endormi dans cet enfer.
Cet enfermement réservé à ceux qui n'ont pas respecté les règles est injuste mais motivé par la crainte que Luke ne s'évade pour assister aux funérailles maternelles.
Toute le monde sait cette injustice: les bagnards, les boss, Luke lui même.
Mais il se joue nonchalamment de cette vexation et en redemande même avec une jubilation ironique et insolente que les Boss ne peuvent supporter
Et LUKE est brimé, frappé, meurtri mais il est debout et il sourit
Il s'évadera deux fois avec la complicité active ou passive des autres condamnés, ridiculisant les matons, qui n'auront de cesse de lui faire payer
Repris à chaque escapade, écopant au passage d'années supplémentaires de bagne, toujours au même endroit, LUKE vit sa passion christique portant la croix des autres et gagnant leur liberté à tous,
À son retour de sa deuxième évasion, le Boss Godfrey, l'homme dont on ne voit jamais les yeux, celui qui incarne le système despotique, celui que LUKE défie au travers de tous les autres, lui dira comme une promesse : « si jamais tu t'échappes encore je te tue »
Et j'entends alors, comme tous les forçats, avec horreur et incrédulité Luke répondre « z'inquiétez pas Boss. Je vais plus jamais m'enfuir. C'est que je marche droit maintenant ».
Et des larmes de rage me montent aux yeux « car Luke avait été brisé. Il marchait droit »
Mais c'était là péché de mécréant que de penser que Luke pouvait renoncer.
Il se contente de flatter le système pour mieux le détruire, le pousser à bout, le ridiculiser, le mener à l'anéantissement.
Comme les autres bagnards je n'ai pas eu la foi et j'ai cru qu'il était devenu un « porteur d'eau »,
J'avais mal et j'enrageais devant cette humiliation de la liberté qui s'agenouille,
Alors quand Luke, profitant de la vanité des Boss qui ont vraiment cru avoir vaincu COOL HAND LUKE et avoir tué dans l’œuf l'insoumission qui ne se taira plus, s'évade une troisième fois en volant un camion pénitentiaire avec DRAGLINE, je jubile et j'en pleure presque, de joie cette fois.
Mais inexorablement, ils seront repris, encerclés dans une petite église de la communauté noire, et Luke vivra là, au pied de la croix, ses derniers instants de calvaire terrestre.
Ironie bien sûr pour cet homme qui se refuse depuis toujours à se reconnaître un DIEU, lui qui, pourtant, est devenu un messie pour ses co-détenus.
Dans une dernière colère il s'adresse à ce Dieu qu'il ne reconnaît pas et lui demande des comptes pour sa vie injustement massacrée, ceux qu'il a tué, les enfants affamés d'Italie, toutes ces choses insupportables pour tout homme que ce « DIEU d'amour » tolère et cautionne,
Sa rage se termine dans un grand éclat de rire devant ce qu'il sait être la fin, sa dernière victoire.
Car Boss Godfrey est là, le fusil à la main et alors que Luke se rend, mains en l'air, sourire aux lèvres, le Boss, le système, la Loi, l'exécute …............et le libère.
Et c'est le silence d'une grande forêt faite de roseaux qui plient et qui ont cru, l'espace d'un instant pouvoir se tenir droit et fier dans le vent comme ce « chêne mort, ses branches (étaient) cassés, quelques minces, volutes de mousse pendaient sur les moignons, un côté du tronc a(vait) été calciné par un feu de broussailles qui a(vait) laissé une croûte épaisse et ridée de charbon »
Le chêne est mort mais il est debout, et au creux de l'hiver, quand le vent s'engouffre dans sa ramure sans vie, à la manière d'Eluard, Luke la Main Froide, pour les générations à venir reprend cet hymne que rien ne peut faire taire :
"Et par le pouvoir d'un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté"
Luke, la main froide
Donn Pearce
Passage du Nord Ouest éditeur
2011