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10 Juillet 2011
OUF !!!! Quel roman !!!
Aurais-je accepté de lire un roman comme celui-là si le nom d’Umberto Eco n’apparaissait pas sur la jaquette du livre ? Je ne le sais pas ! Mais ce
que je sais, c’est que «Le cimetière de Prague» est un très bon roman historique, écrit par un magicien de la culture et un romancier qui fait école. Je n’ai pas
toujours apprécié les romans d’Eco; car après «Le nom de la rose», superbe polar médiéval, les attentes étaient grandes.
«Le cimetière de Prague», malgré les différences notables entre les deux oeuvres, est un aussi grand roman que
«Le nom de la rose» et cela, pour différentes raisons. Pas facile d’accès mais tellement rempli de données historiques, d’anecdotes savoureuses, de petites histoires
dans la Grande Histoire, ce roman d’Umberto Eco nous fait l’étalage de sa culture tout en nous divertissant comme dans un superbe roman feuilleton.
En ce qui me concerne, je pense qu’il y a une erreur à ne pas faire pour apprécier ce roman: s’accrocher à une trame romanesque, ma foi, assez
ténue. Chaque chapitre, chaque fait, chaque bribe d’histoire doit être considéré comme un tout. Le lecteur doit de laisser porter par les histoires, s’en délecter et se laisser bercer par le
récit des connaissances historiques de l’auteur. Je l’avoue, ma culture nord-américaine de Québécois francophone possède d’évidentes lacunes quant à l’histoire européenne du XlXe siècle. Il ne me
reste que quelques souvenirs de mes cours d’histoire et de mes lectures des romans de Zola. J’ai donc fait ce que j’appelle une «lecture Wikipédia»: livre dans les mains, IPad2 sur les genoux,
dans une danse aller-retour entre le roman et l’Histoire véritable. Histoire de bien suivre, évidemment !
Un véritable plaisir !!!
Alors allons-y avec l’histoire! Avec un grand «H» ou un petit «h» ?
Tout d’abord, il faut dire que tout ce qui est écrit dans ce livre fait partie de la réalité historique, sauf le personnage principal. Alors, tout
est vrai, même les actes du personnage principal qui lui, provient de l’imaginaire de l’auteur.
Nous sommes en mars 1897. Après une introduction d’un mystérieux scripteur, nous rencontrons Simon Simonini, personnage abject, raciste, cynique,
sexiste et antisémite dans l’âme. Amoureux de l’argent, il se présente lui-même de cette façon:
«Qui est-ce que je hais ? Les Juifs ...»
«Je hais les femmes pour le peu que je sais d’elle.»
Faussaire de son métier, il décrit son travail: «C’est beau d’établir à partir de rien un acte notarié, forger une lettre qui paraît vraie,
élaborer des aveux compromettants, créer un document qui mènera quelqu’un à sa perdition.» Il voue une passion gourmande pour la gastronomie et il nous décrit de façon détaillée plats et
recettes qui le font saliver. Un conseil, ne manquez pas la description et la poésie de la recette de la soupe à la tortue du cuisinier d’Alexandre Dumas. À déguster !
Étrangement, tout au long de l’histoire, Simon Simonini dialoguera avec un personnage mystérieux, le «Très Révérend Monsieur l’Abbé Dalla
Piccola». Chaque personnage interprètera les événements selon leur propre perception et leur vécu. Jamais ils ne se rencontreront bien qu’ils demeurent dans le même immeuble.
L’auteur nous propose donc de découvrir cette histoire de l’Europe de la fin du XlXe siècle sous la forme d’un journal dialogué entre ces deux personnages ... qui ne se rencontrent
jamais.
Animé par une xénophobie généralisée (aucune nation n’est épargnée ...), Simon Simonini participe allègrement à alimenter l’antisémitisme à la base
des fameux vrais-faux Protocoles des Sages de Sion. Attendez-vous à un feu roulant d’événements et de rencontres qui vous transporteront dans ces mondes étranges du faux et du vrai entre les
frontières mouvantes de la conspiration ou de la très moderne théorie du complot:
Au fil des événements et des multiples personnages, l’auteur nous fait découvrir son «éloge de la haine» avec une habileté remarquable. On peut lire
ce livre à plusieurs niveaux: certains s’attacheront au texte et s’offusqueront; d’autres pourront apprécier le travail monstre d’Eco pour décrire un moment charnière de l’histoire
contemporaine.
Évidemment que ce genre de roman, touffu, érudit, presque encyclopédique n’est pas facile à lire. L’auteur a même ajouté à la fin du bouquin, un
tableau situant chacun des chapitres dans son contexte historique. Umberto Eco dit lui-même cette phrase que j’ai trouvé savoureuse: «Le Narrateur, à vrai dire, a souvent peiné pour s’y
retrouver, mais il pense qu’un bon lecteur pourrait se passer de ces subtilités et jouir également de l’histoire.» Un peu insolent, à l’image de son personnage, Eco parle d’un lecteur
«à la peu foudroyante comprenette» !!!
Malgré quelques lacunes dans mes connaissances culturelles et historiques de l’histoire européenne, j’ai beaucoup aimé ce roman. Pour le plaisir de
lire mais aussi pour la joie d’apprendre, de connaitre et de comprendre. Évidemment, l’écriture jubilatoire d’Umberto Eco et son style flamboyant font pour beaucoup dans la grande qualité de ce
roman.
Par contre, son érudition et une galerie de personnages impressionnants pourraient rebuter certains; «Le cimetière de
Prague» n’est pas un récit facile d’accès. Il faut une certaine dose de persévérance pour absorber les nombreux événements et les personnages qui jouent cette immense pièce de la
tragédie humaine ... et politique. Mais il serait dommage de passer à côté de cette oeuvre quand même passionnante.
C’est avec plaisir que je vous cite quelques extraits qui, je l’espère, vous inciteront à vous lancer dans cette aventure littéraire et historique.
Appréciez le style d’Umberto Eco, régalez-vous de ces superbes phrases et délectez-vous de son humour.
« ... il y a un prêtre le jour de ton mariage pour te dire ce que tu dois faire dans ta chambre, et le lendemain en confession pour te
demander combien de fois tu l’as fait et pouvoir s’exciter derrière le guichet.»
«On a dit que les femmes ne sont qu’un succédané au vice solitaire, sauf qu’il y faut plus d’imagination.»
«On dit qu’il faut vivre, mais vivre est un problème qui à la longue mène au suicide.»
« ... car avec moi et avec mes commanditaires vous avez affaire à des personnes pour qui l’argent est l’étron du Démon.»
« Nous avons créé un public qui veut davantage, peut-être ne me lit-on plus pour connaître les manigances des ennemis de la Croix mais par
pure passion narrative, comme il arrive avec les romans à intrigues où le lecteur est conduit à prendre parti pour le criminel.»
«Nous avions créé un mythe. Elle, elle ne le savait pas, elle vivait dans le ravissement dû aux drogues que nous lui administrions pour la
tenir tranquille, et elle obéissait seulement à nos (mon Dieu, non, à leurs) caresses.»
«Pour servir la loi avec compétence, il faut l’avoir violée.»
« Mais il ne faut jamais servir son maître du moment, sachez-le, il faut se préparer pour celui d’après.»
Et enfin, la citation du roman : «Vous conviendrez que, pour agrafer un espion ou un conspirateur, il n’est
pas nécessaire de trouver des preuves, il est plus facile et plus économique de les fabriquer, et si possible de fabriquer l’espion lui-même.»
Bonne lecture !
Le cimetière de Prague
Umberto Eco
Grasset
2011
552 pages
Pour ceux qui ne le connaissent pas, découvrez ce fantastique personnage qu'est Umberto Eco, lors de son passage à "La Grande
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