"Table rase": une réponse de l'auteur !
La semaine
dernière, j’ai publié une chronique sur «Table rase», le 3e
tome de la série «Les marionettistes» de Jean-Louis Fleury.
Même si j’avais aimé ma lecture, j’avais émis certaines réserves quant à deux événements qui, selon moi, me semblaient peu crédibles.
Suite à la parution de cette chronique, j’ai eu la chance de recevoir les explications de l’auteur qui a pris le temps de me répondre et de
m’expliquer sa démarche et les choix qu’il a faits.
Aujourd’hui, après entente avec monsieur Fleury, il me fait plaisir de publier sa réponse à ma chronique ainsi que deux courriels échangés par la
suite.
Quelle joie de pouvoir, ainsi, discuter avec un auteur et aller au bout de ce que la littérature peut nous donner: le plaisir de lire, de parler de
nos lectures et même de se faire un petit débat d’opinion !!!
Et par miracle, les personnages des romans prennent vie, sous nos yeux ....
Courriel de monsieur Jean-Louis Fleury
Je vous remercie pour vos bons mots et vous assure du grand intérêt que j’ai pris à vous lire et à réfléchir sur vos propos. Permettez-moi de
vous répondre ici sur ces deux points qui vous chicotent.
- Cette histoire de « septante et nonante », tout d’abord. On emploie ces termes – et vous le savez bien - un peu partout dans le monde, en Suisse romande, en Belgique, en Andorre, dans l’Est de la France, au Congo (ex Belge) etc. en gros, la moitié de la francophonie. Vous vous étonnez qu’Aglaé ne réagisse pas de suite à leur mention dans la lettre qu’elle reçoit … et je ne vous suis pas bien. Que vouliez-vous qu’elle fît de plus ? Mais oui, elle réagit. Elle suggère elle-même l’analyse linguistique, ne doutant pas par ailleurs que ses supérieurs l’aient déjà demandée. Certes, elle ne part pas immédiatement sur cette piste (incidemment fausse) pas plus que sur celle de « gosse », une autre des provocations de son correspondant. Mais pourquoi devrait-elle de suite le faire ?
- L’autre point, celui de « l’alibi de Wabash » est plus complexe et pour moi stimulant. On le sent exprimé par un expert lecteur et commentateur de polars et l’interrogation me provoque. Allons, me suis-je dit à sa lecture, aurais-je effectivement péché par omission ? Aglaé aurait-elle dû questionner ses témoins du meurtre de St-Adelme sur celui de Wabash en vérifiant immédiatement leur alibi ? Est-ce – comment dites-vous ça ? - « un accroc difficile à accepter car il mine le travail de la policière » - qu’elle ne le fasse pas ? Eh bien, d’emblée - et, encore plus, à la réflexion, excusez-m’en – non, je ne crois pas. Ici, quelques éléments de justification.
- Pour écrire cette trilogie, j’ai longuement rencontré des policiers (deux à deux époques diverses) du service de l’information de la Sûreté du Québec auprès de qui j’ai validé mes approches. (Pour la petite histoire, c’est suite à ces rencontres et échanges qu’Aglaé aura dû passer par la « patrouille » avant de devenir enquêteur. Je la faisais initialement accéder directement de psychologue judiciaire à détective et, non, ce n’est pas ainsi que se déroulent les choses dans notre vénérée SQ.) J’ai ainsi appris de ces experts que l’enquêteur québécois chargé d’un dossier de meurtre est le seul apte à mener son enquête et que les détectives sont très chatouilleux quant au respect de leur champ d’action, sur le thème « c’est mon mort et pas le tien, mon enquête et pas la tienne ! » (Vous noterez là la clef de l’attitude d’Hébert, le flic de Québec). Bref, Aglaé et son collègue Berthier, enquêtant sur le crime de Saint-Adelme en vertu d’un mandat idoine d’un coroner gaspésien, n’ont pas à questionner leurs témoins sur un autre crime commis ailleurs des lunes plus tôt. Wabash, c’est l’affaire de leur collègue Frayne. Voir page 42 : « Il (Teddy Frayne) gardera la responsabilité de l’enquête (de Wabash) jusqu’à nouvel ordre. » précise bien le directeur adjoint de la Sûreté.)
- Je crois être cohérent à cet égard. Page 42, Frayne, (il est Montréalais, pas Américain) le responsable de l’enquête de Wabash, mis au fait du meurtre de St-Adelme demande immédiatement de pouvoir intervenir dans le processus. Dans le cas de figure, c’est de lui que doit venir l’initiative. « Teddy Frayne (…) venait d’apprendre le meurtre de Mario Bailli (…). Des ponts, souhaitait-il, (toujours le respect de la procédure) devaient être jetés entre les deux enquêtes. Il entendait pouvoir vérifier les alibis des éventuels suspects du meurtre de Bailli le jour de la mort de Courchesne. » (page 299). Et c’est bien à lui de le faire, puisqu’il s’agit là de résoudre l’affaire du cueilleur de morilles.
- Vous noterez encore à la page 320, que les éléments d’enquête concernant Wabash (découverte d’une carte de l’Indiana dans la voiture de Couchepin), sont immédiatement transmis au responsable et que tout au long de l’enquête, Frayne est scrupuleusement confirmé comme responsable du cas Wabash par le DGA Claude Demers. ( J’explique longuement ce cloisonnement voulu par la SQ entre les enquêtes et les enquêteurs dans le tome 1 des Marionnettistes alors que Demers s’efface pour laisser toute le champ libre à son collègue Benoît).
- Concédez-moi enfin que ma brillante petite Aglaé (que vous aimez bien, merci) n’aura besoin que d’une déposition de chacun des témoins pour se faire son idée. Donc, elle n’aura pas le loisir de revenir vérifier les alibis de ses témoins de St-Adelme quant au crime commis en Indiana. Elle comprend l’intrigue et tire très vite sa révérence, au tout début des processus d’enquête. Comme c’est son histoire et sa vision des choses que l’on raconte, on saute sur les recherches des autres enquêteurs aux divers dossiers. Cela dit, cette référence (bas de la page 352) qui montre bien que ces recherches ont lieu – sans Aglaé - que les diverses enquêtes s’entrecroisent et que le travail policier se fait. « Le sergent matanais avait consulté des jours durant le dossier d’enquête de Teddy Frayne sur la mort d’Arnaud Courchesne et avait rencontré l’enquêteur anglo à son passage à Montréal pour tenter de trouver des liens précis, des ponts, entre les deux meurtres. »
Je crois donc, Monsieur Migneault, qu’Aglaé (et moi par nature) nous n’errons pas en ne demandant pas aux témoins du meurtre gaspésien leur alibi
six mois plus tôt dans un autre cas d’assassinat. (J’ajouterais volontiers, par ailleurs, qu’Aglaé est alors au tout début d’une enquête pour meurtre et que rien ne l’oblige à dévoiler
immédiatement tout son jeu, surtout pas avant de pouvoir y associer son collègue Frayne, responsable de l’autre enquête. Elle interroge les témoins d’un meurtre, pas encore, au plan légal,
en tout cas, les suspects de deux (voire cinq) assassinats.)
Cela dit, je garderai soigneusement vos remarques et, si l’on devait rééditer ce manuscrit, je proposerai l’ajout de quelques phrases nouvelles à
l’éditeur pour en tenir compte.
Voilà. J’aurais plaisir à poursuivre cet échange si vous le désirez. Merci beaucoup pour votre intérêt.
Jean Louis Fleury
Ma réponse à l’auteur
Bonjour monsieur Fleury,
Tout d'abord, j'aimerais vous remercier pour ce courriel en réponse à ma chronique sur "Polar, noir et blanc".
Quelle merveilleuse invention que cet "internet" qui par la magie de notre clavier, peut nous mettre en communication avec les auteurs que l'on
vient juste de lire.
Je prends votre intervention comme un privilège qui me fait énormément plaisir.
J'ai aimé votre trilogie (y aura-t-il un quatrième ??) et j'espère avoir réussi à partager avec mes lecteurs, ces bons moments
d'écriture.
J'accepte vos explications ... malgré le fait que je reste un peu sceptique !! ( 35 ans de travail en éducation ... ça laisse des traces
!)
Je concède, dans un premier temps, qu'Aglaé (on ne peut empêcher un coeur d'aimer !!!) ait réagi rapidement, de façon plus globale, plus systémique
...
Cependant, comme lecteur et surtout, comme lecteur de polars, quand un auteur me donne un indice tel que l'utilisation de ces chiffres, je sais que
l'auteur s'attend à ce que moi, lecteur, je sois assez intelligent pour le voir, m'y accrocher et me laisser avoir, éventuellement par cette fausse piste.
Le jeu, il est là et il est drôlement plaisant.
Ce qui m'a fait réagir, c'est cette absence de réactions immédiates de la part d'Aglaé sur ce "leurre" si visible !!!
Mais, et voilà tout le bonheur de la littérature, l'auteur écrit, le lecteur interprète et réécrit le roman en le lisant ... Et les blogueurs en
parlent !!!
En ce qui concerne le deuxième élément, permettez-moi de ne pas du tout être d'accord ! (Quelle tête de c...., je suis !!!)
Tout le long du récit, Aglaé insiste sur l'urgence d'agir, compte tenu des possibles meurtres à venir ...
Le respect du "c'est mon mort, pas le tien ..." me semble un argument de peu de poids à comparer avec des vies à sauver ...
Mais ....
Mais, ça demeure un plaisir de se poser de multiples questions et d'agir comme "gérant d'estrades" ! Et je m'inclinerai toujours devant le travail
extraordinaire des écrivains qui, par leur travail, nous fournissent tant d'heures de plaisirs. À lire leurs livres ... puis en parlant de ces lectures ... Le plaisir devient double !
J'espère que vous excuserez mon intrusion dans votre travail ...
En anticipant tout le plaisir que j"aurai à lire ... et à parler de votre prochain roman.
Je demeure et demeurerai toujours, un grand défenseur de notre littérature québécoise.
Amicalement
Richard
Finalement, le dernier mot à l’auteur !
Re-bonjour M. Migneault
Oui, un quatrième polar avec Aglaé Boisjoli comme enquêtrice s’en vient (au printemps 2012). Il est chez l’éditeur et devrait porter le titre
de « Retraites à Bedford, PQ ». J’en ai un cinquième en tête qui m’empêche de bien dormir de ce temps-ci : la gestation est saignante. Normalement Aglaé y figurera
également. Mais, vous le constaterez dans le quatrième bouquin, la narration de ses exploits est désormais différente. L’histoire (du 4e) n’est pas contée sous l’angle
« enquêtrice », mais par l’addition de divers textes et correspondances. J’aime le résultat et souhaite votre intérêt.
Je comprends bien vos points de vue sur Table rase, exprimés avec talent et conviction. Nous divergeons d’opinion. « Pas de
trouble, Granlou ! » dirait mes petits-enfants. Je reste serein face à votre aimable critique, persistant à croire que l’enquête d’Aglaé n’est pas fautive.
Incidemment, publierez-vous ma réponse dans votre blog ? Je ne détesterais pas.
Voilà. Cet échange était un plaisir et je continuerai à suivre avec intérêt ce que vous écrivez.
Que la vie vous soit douce.
JLF
Et voilà !!
En espérant que ces échanges serviront à tous ceux qui liront cette série de romans, pour votre plus grand plaisir ! En vous préparant à lire le 4e
roman !!
Bonne lecture
!
Table rase
Les marionnettistes (Tome 3)
Jean-Louis Fleury
Guy Saint-Jean Éditeur
2011
454 pages