14 Août 2011
«Table rase» est le troisième tome de la série «Les marionnettistes» de Jean-Louis Fleury. Il y a quelques mois, je vous avais présenté
une chronique assez élogieuse sur le premier roman de cet auteur québécois, «Bois de justice» (voir la chronique). Je me rappelle avoir apprécié l’histoire, la qualité du
développement de l’intrigue et surtout, tout le potentiel qui se dégageait de ce personnage principal, Aglaé Boijoli.
Et bien, ce troisième tome rencontre les attentes créées par le premier roman de la trilogie (au fait, aurons-nous d’autres histoires avec ce
personnage ??) mais je suis obligé d’émettre certaines réserves quant à la crédibilité du récit et donc, de questionner certains choix de l’auteur ou peut-être plus, certaines omissions
d’édition.
Mais auparavant, je vous présente sommairement l’histoire:
Havre-Saint-Pierre, juillet 2006. Aglaé Boijoli se complait dans une vie tranquille, sans grande surprise, prise entre son amoureux qu’elle a laissé
à l’Île d’Anticosti et sa voisine blonde, au corps de déesse qui réveille en elle des pensées lubriques.
Au quartier général de la Sureté du Québec, le directeur général reçoit une lettre d’un individu qui met littéralement la police au défi.
L’auteur de la lettre annonce, qu’après avoir tué trois personnes dans sa jeunesse, il mettra un plan sordide à exécution: il détruira la vie de deux personnes puis ensuite il disparaîtra. En
plus, il veut absolument que l’enquête soit confiée à Aglaé Boisjoli, à qui il racontera par le menu détail, le pourquoi de ces futurs meurtres.
Gonflée à bloc par le succès de ses deux premières enquêtes, la jeune femme, docteure en psychologie, accepte le défi et se rend en Gaspésie où les
meurtres devront avoir lieu. Elle n’aura qu’un seul objectif : empêcher la réalisation de ces meurtres annoncés.
La jeune policière recevra quelques lettres dans lesquelles le meurtrier lui révélera son passé, ses motivations intrinsèques et quelques traces de
jeux de piste qu’elle pourrait suivre. Le diabolique assassin lui annonce même qu’ils se croiseront avant les meurtres et que l’inspectrice ratera des indices qui lui seront révélés dans dix ans,
exactement !
Quel est le degré de vérité dans ces lettres ? Quels sont les indices valables, réels ? Qu’est-ce qui se cache derrière cette haine, ce désir
viscéral de vengeance ? Où est ce visage qu’Aglaé recherche dans chaque homme rencontré ? Avec lequel de ces hommes Aglaé ressent-elle le besoin incompréhensible de mieux le connaître, d’échanger
avec lui, de comprendre ses motivations ?
Commence alors une enquête à deux pôles où l’Équateur devient une ligne évanescente et insaisissable: une passionnante recherche littéraire et une
fouille méticuleuse sur le terrain. Où se trouve la solution de l’énigme ? Dans cette analyse de textes, véritable recherche sémantique, ou dans les faits avérés sur le terrain de chasse du
meurtrier ? Jusqu’où ira cette relation épistolaire entre le meurtrier et celle qui le pourchasse ? Qui, parmi ces anciens et actuels cadres supérieurs d’Hydro-Québec est Mate Langiro,
l’énigmatique tueur épistolier ?
Et oui, tous les ingrédients sont réunis pour une passionnante lecture et quelques bons moments de réflexion. Cependant, deux éléments ont
presque réussi à altérer mon plaisir de lecteur de polars, deux situations où un lecteur expérimenté pourrait décrocher pour cause de manque de crédibilité. Heureusement, j’ai pu surmonter ces
deux obstacles pour me consacrer entièrement au processus de recherche de l’enquêtrice.
Sans révéler des points essentiels de l’intrigue, voici les deux moments où j’ai failli décrocher:
Dans sa première lettre adressée à Aglaé, le tueur utilise les chiffres «septante» et «nonante». Pendant l’analyse très poussée du texte,
faite par les policiers, aucun ne mentionne cette particularité dans ses remarques. Une journée plus tard, c’est une linguiste de l’Université de Montréal qui leur fait remarquer cette
incongruité dans le texte;
Le deuxième accroc est encore plus difficile à accepter car il mine la crédibilité du travail de la policière. L’enquête révélant que deux
meurtres ont été perpétrés par le même meurtrier, à six mois d’intervalle, personne ne songe à demander l’alibi des six personnes soupçonnées lors du premier meurtre, dans une forêt de l’Indiana.
La seule fois où il est fait mention de la présence possible d’un des présumés assassins, c’est un policier américain qui lance l’idée, vers la fin de l’enquête, soit de «vérifier les
alibis des éventuels suspects du meurtre de ...». Et le plus drôle, c’est qu’après ce paragraphe ... aucun geste ne sera posé pour obtenir ces informations qui semblent pertinentes, à
mes yeux de lecteur de polars.
Voilà ! Si ça n’avait été de ces deux erreurs (que moi, je considère majeures), j’aurais beaucoup apprécié ma lecture. Je ne sais pas à qui
appartient la faute et je me demande comment on peut laisser passer des incohérences qui peuvent tuer l’intérêt du lecteur; faute de l’auteur, oui un peu mais sûrement une erreur
d’édition.
Malgré tout et en passant par-dessus ces deux incohérences, j’ai quand même apprécié ma lecture. Le style de l’auteur est fluide, la lecture est
agréable et la tension romanesque s’installe graduellement par vagues successives. Pas de tsunami mais de bonnes petites vagues tranquilles et rafraîchissantes. Et je peux vous assurer que,
parvenu aux derniers chapitres, vous serez pris par un tourbillon de lecture haletante, un dénouement très surprenant et une finale où les personnages principaux redeviennent des humains, avec
leur sensibilité, leurs angoisses et leurs rêves.
En ce qui me concerne, j’adore le personnage d’Aglaé Boisjoli. Le traitement que nous propose Jean-Louis Fleury d’une policière doublée d’une
psychologue est crédible et intéressant. Les réflexions personnelles de la policière, ses questionnements, cet aller-retour constant entre ses succès policiers et ses remises en question morales,
tous ces éléments sonnent justes et nous rendent cette enquêtrice atypique, intéressante et particulièrement attachante.
Et en ce qui me concerne, je suis certain que si l’auteur ou l’éditeur avait laissé plus de place à l’enquêtrice Aglaé Boisjoli, sa
compétence, son analyse réflexive et son sens du travail méthodique et bien fait, tout cela ferait en sorte qu’elle n’aurait pas oublié de souligner l’incongruité de l’utilisation de termes
mathématiques belges et aussi, elle aurait, à coup sûr, interrogé les suspects sur ce qu’ils faisaient et où ils étaient au cours de la journée du premier meurtre.
C’est ce que j’espère voir, dans la possible 4e aventure policière et psychologique d’Aglaé Boisjoli.
Voici quelques extraits pour vous mettre dans l’atmosphère:
«J’ai tellement rêvé, petit gars, d’assassiner cette femme, qu’il m’arrive parfois de penser que je l’ai réellement fait. Mais non, elle est
bien morte dans son lit, de su buena morte. Le traînerai toute ma vie, considérez-le, le poids de cette vengeance inassouvie. ... On m’a volé ma première vengeance.»
«Il était un peu vieux et retors pour rester longtemps aligné dans une file indienne, surtout s’il n’était pas à sa
tête.»
«La voir évoluer devant lui comme il l’entendait avait l’effet d’un opium beaudelairien sur cet homme difficile et désormais peu sensible
aux plaisirs du contact avec autrui.»
Au plaisir de la lecture.
Table rase
Les marionnettistes (Tome 3)
Jean-Louis Fleury
Guy Saint-Jean Éditeur
2011
454 pages