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14 Juillet 2010
Sukkwan Island est un très grand
roman.
Un roman des grands espaces mais aussi, un roman de la petitesse humaine ! Dès les premières pages, j’ai ressenti un inconfort, un malaise semblable à celui éprouvé par la lecture de
La route de Cormack MacCarthy. Un sentiment de désespoir, de froid dans le dos provoqué par une atmosphère très noire ! Mais là s’arrête les comparaisons. Autant la
beauté de la relation père-fils adoucissait ce climat d’après catastrophe dans le roman de MacCarthy, autant l'échec constant et résigné de la relation entre le père et le fils de
Sukkwan Island noircit un paysage grandiose de beauté et de grandeur. La route était le roman de l’après cataclysme, Sukkwan
Island est l’histoire tragique d’un drame annoncé.
Mais parlons un peu de l’auteur, ce qui expliquera en grande partie le sujet de ce premier roman; son premier livre étant un recueil de nouvelles. David Vann est né sur une île de l’Alaska. Très
jeune, il est fasciné par ces grands espaces et attiré par la mer. Après le divorce de ses parents, chaque année, son père l'amène à la pêche. Au cours de son adolescence, son père l’invite à
passer une année avec lui. Il refuse, préférant demeurer avec sa mère, en Californie. Quinze jours plus tard, il apprend que son père s’est suicidé. Événement marquant pour un adolescent fragile
! Voilà donc un terreau fertile pour un roman et surtout pour un homme qui a toujours voulu être écrivain et qui a «grandi dans une famille de menteurs».
Le roman s’amorce à l’arrivée sur cette île où il n’y a qu’une petite cabane et évidemment aucun service « ... une vraie solitude sans personne autour». Le père, on le sent, fuit
quelque chose, quelque chose comme une vie ratée. Il a proposé à son fils de vivre une année sur cette île et de se nourrir de chasse et de pêche. L’adolescent, c’est clair, a accepté à
contrecoeur. Très rapidement, le jeune comprend que le père n’a pas préparé correctement ce périple: au quotidien, il vit au milieu de la confusion, de l’improvisation et des hésitations de celui
qui l’a noyé dans cet enfer et qui ne sait pas comment s’en sortir. Et le père va de mal en pis.
Un premier événement vient ajouter à ce projet perdu d’avance,: un ours vient faire des ravages dans les provisions apportées et met en péril la survie du père et du fils. Et à partir de là, le
lecteur s’attend au drame qui se prépare, qui, jour après jour se précise et qui, effectivement, arrive ... tout en nous surprenant. En dire plus vous révélerait une partie trop importante du
livre et vous enlèverait tout le plaisir de la découverte.
Sukkwan Island est un drame bouleversant; on en ressort marqué. Ce roman est noir, très noir, sans repos, sans aucun moment de répit. On entre dans ce roman comme dans une
labyrinthe d’incompréhension, de dialogues de sourds, de haine et de lâcheté. David Vann a décrit de façon magistrale la fuite et la lâcheté de l’homme pris au piège de sa propre vie. Comme
lecteur, on le sent dès les premières pages, il nous prépare à un événement terrible, on semble deviner lequel et l’auteur arrive à nous surprendre en étant encore plus diabolique qu’on
l'appréhendait.
Les personnages sont extrêmement bien campés. Leurs pensées, les non-dits, leurs histoires , tout fait en sorte que les deux caractères sont bien établis. Le père est un pleutre de la pire
espèce, manipulateur sans remord, malheureux dans ses amours, empêtré dans des problèmes professionnels et financiers, rêveur mais sans ressources et surtout, incapable de faire face à la
vie.
Le fils, emprisonné entre l’amour et la haine pour son père, accepte la situation pour faire plaisir, pour acheter l’amour de son père ... ou pour «acheter du temps». «Il avait l’impression qu’il
était seulement en train d’essayer de survivre au rêve de son père.» Le dialogue, entre eux, est inexistant; ils se parlent mais ne s’écoutent pas.
Et un troisième personnage, absolument gigantesque, le paysage de l’Alaska. On sent dans ses descriptions du paysage sauvage, un amour incommensurable de l’auteur pour son pays. On imagine bien
cette grandeur, cette immensité effrayante, ce décor de rêve qui encadre ce cauchemar éveillé.
Quelques phrases marquantes:
«Observant l’ombre noire qui bougeait devant lui, il prit conscience que c’était l’impression qu’il avait depuis trop longtemps; que son père était une forme immatérielle et que s’il
détournait le regard un instant, s’il oubliait ou ne marchait pas à sa vitesse, s’il n’avait pas la volonté de l’avoir là à ses cotés, alors son père disparaîtrait, comme si sa présence ne tenait
qu’à la seule volonté de Roy.»
« Vous venez de tuer quelqu’un ? demanda-t-il.
Juste ma vie ...»
«Chaque événement rendait le suivant inévitable, mais l’ensemble ne faisait pas bonne impression.»
Il faut absolument lire Sukkwan Island car c’est un très grand roman. Cependant, assurez-vous d’être en forme moralement pour pouvoir digérer ce roman apocalyptique.
Encore une fois, les éditions Gallmeister nous offrent une littérature de qualité.
Bonnes lectures !
Sukkwan Island
David Vann
Gallmeister
2010
192 pages