18 Juin 2010
«J’étais un corps doué d’existence physique, il fallait que j’existe quelque part; mais cela ne valait pas pour Charlie»
Voici donc une phrase qui résume très bien «Derniers
verres», le premier roman d’Andrew McGahan, auteur australien, vivant à Melbourne. On aurait tort de penser que ce livre a pour sujet principal la corruption politique et ses méandres dans
les milieux de l’alcool, de la prostitution et du jeu. Ce roman est l’expression de la déchéance humaine, d’une éternelle adolescence mal vécue, d’une culpabilité mal assumée, du drame d’une vie,
vide, qui ne tourne qu’autour de l’alcool.
Comme les personnages, le lecteur sort de ce roman avec un goût amer de lendemain de veille et avec l’impression que l’on ne peut pas aller plus bas dans la misère humaine des riches, baignée
dans les vapeurs éthyliques de l’alcool et de la corruption généralisée. Mais comme lecteur, on ressort enchanté, conquis par cette découverte d’un romancier talentueux, d’un auteur capable de
décrire l’humain dans ce qu’il a de plus fragile et de nous amener vers une réflexion sociale bien nécessaire, interpellante et ma foi, assez d’actualité.
Voici donc la triste histoire, très noire, de George Ferney, journaliste dans un petit journal d’une ville de province, qui a jadis trempé dans le monde corrompu des bars, des cabarets, des
maisons de jeu et de la prostitution. Depuis dix ans, il est sobre et mène une vie peinarde dans une petite ville de campagne: travail dans l’ombre, amours tranquilles, vie posée et paisible,
maison en retrait.
Puis un jour, un de ses anciens amis, un frère (... de scotch ....) est retrouvé, tué de façon affreuse (quelle imagination de l’auteur !), dans une petite cabane contenant un transformateur
électrique puissant à haut voltage.
Dès cet instant, George, par la force des choses et à cause de son implication dans le scandale sur la corruption politique de l’État du Queensland (La Grande Enquête), partira à la recherche de
son passé trouble et troublé, un passé noyé dans l’alcool mais aussi traversé par des amitiés intéressées, un triangle amoureux culpabilisant, des jeux de coulisses politiques, des dénonciations,
des procès et des accusations. Depuis dix ans, il avait enterré, péniblement, chacun de ses démons, et là, un par un, ils renaissent et l’envahissent sans ménagement, avec une intensité
dramatique, tels des Phénix pernicieux et sardoniques. Tour à tour, anciens collègues, amis ou ennemis, policiers honnêtes et véreux, politiciens corrompus et ancienne maîtresse, refont
apparition dans sa vie. Et là quelques verres, non plutôt, plusieurs bouteilles d’alcool et de vin viennent arroser ces retrouvailles macabres et cette enquête lancinante !!!
Andrew McGahan exploite une écriture simple, directe qui laisse parler l’horreur de la déchéance humaine. Une phrase, une idée coup de poing, un style direct, épuré qui sert très bien ce type de
roman noir. Par exemple: «La plupart de nos clients ont commencé au bas de l’échelle et ils y sont restés.» Pas trop de poésie mais une phrase agressive qui fait surgir
immédiatement une image claire et nette de l’idée de l’auteur, de ce qu’il veut nous dire ou nous démontrer.
Cet écrivain dévoile un talent certain pour nous décrire les horreurs du comportement humain mais aussi nous tracer le portrait de l’âme d’une ville, son atmosphère, ses rues, les images les plus
laides de sa région et de ses habitants; Brisbane est un personnage important et McGahan nous en fait une présentation enivrante. Chaque description est criante de vérité même si parfois,
l’auteur étire quelque peu la sauce et nous en remet un peu trop.
Appliquer alors, chers amis, une des règles des droits du lecteur ...et selon votre humeur, passer par dessus certains passages un peu longs. Cela vous permettra de mieux apprécier votre lecture. C’est votre droit !
Cependant, il faut apprécier certaines pages qui décrivent l’esprit qui régnait dans l’État du Queensland, peu flatteuses, traitées souvent avec un réalisme pathétique et parfois avec un humour
dérangeant. Cette phrase par exemple, dite par certains pilotes d’avion, à l’atterrissage à Brisbane: « Mesdames et Messieurs, retardez vos montres d’une heure et votre cerveau de
cinquante ans. Le pire, c’était que les habitants du Queensland étaient ceux qui en riaient le plus. Défensivement. Par défi. Voulant être fiers d’eux-mêmes.»
Je vous recommande grandement ce livre. Un très bon roman noir, bien écrit et avec une trame romanesque bien tassée. Malgré quelques longueurs, l’intrigue nous accroche dès le début et nous
laisse à la fin, un peu pantois, déstabilisé mais quand même satisfait de notre lecture. L’auteur nous fait voyager dans le passé de ses personnages tout en douceur et tout en douleurs. Il nous
convoque à un spectacle d’horreurs et d’atrocités humaines où chaque personnage nous dévoile ses propres fantômes, passés ou actuels: alcoolisme, corruption, drogue, extorsion, ennui, etc. Nous
laissera-t-il un peu d’espoir ?
L’alcool ! Ma première impression après la lecture de ce roman... Je n’ai plus soif ! Je n’aurai plus jamais soif ! «Derniers verres» est un roman sur l’alcool ! À chaque page, on a
l’impression qu’il se boit une ou deux bouteilles de ce liquide anesthésiant qui endort les souffrances pour mieux les réveiller et les exacerber ! À chaque moment, comme un mantra obsessif et
compulsif, chaque personnage chante les louanges de ses liquides préférés et ne pense qu’à une chose: boire, boire et boire !
Et ne manquez pas le superbe chapitre 20 où en quelques pages, l’auteur trace le portrait absolu et fouillé de la philosophie exhaustive des buveurs du quotidien.
Et pour conclure, je me permets de vous laisser sur une phrase un peu moralisatrice mais qui semble faire partie de la réflexion du personnage principal de cette immense beuverie meurtrière:
«Plus jeune, j’avais cru qu’en buvant on allongeait la nuit et qu’on s’ouvrait des horizons. À présent, je n’étais pas dupe. Plus on boit, plus le monde se rétrécit autour de toi. L’effet
est presque visuel. La distance se brouille.»
Réflexion inutile, peut-être pour certains personnages qui hantent ce roman mais sûrement un message de la part de l’auteur.
Alors, chers lecteurs, chers amis, allez, servez-vous un bon verre de rouge, assoyez-vous dans votre meilleur fauteuil et dégustez, avec modération, ce «Derniers verres».
Et moi, j’attends avec impatience le moment de me retremper dans le monde fascinant de l’imaginaire sombre de cet écrivain.
Bonnes lectures !
Derniers verres
Andrew McGahan
Babel noir
2007
536 pages