25 Novembre 2010
Pour moi, Serge Quadruppani est
l’image parfaite de ce qu’est la chaîne du livre: il est auteur, traducteur et éditeur. Il est à se demander si durant les week-ends, il n’agit pas comme libraire dans une quelconque librairie
aux frontières de l’Italie et de la France. Ah oui, j’oubliais, dans ses temps libres, Serge Quadruppani anime un blogue où il délivre des textes d’humeur et de combat. Bref, on se demande
où il prend le temps de tout faire ... avec tant d’excellence.
Je connaissais surtout ce personnage pour ses traductions des romans de Andrea Camilleri, traductions pas nécessairement faciles, compte tenu du
niveau de langue utilisé. En effet, les romans de la série du commissaire Montalbano sont écrits en sicilien; la traduction en français demande donc un traitement spécial. Lire ces romans,
c’est vivre une expérience de lecture bien particulière ... Je vous en reparlerai à la sortie de sa prochaine enquête. En attendant, je vous invite à lire l’excellente entrevue qu’a donnée
Quadruppani à Jean-Marc Laherrère sur le site actu.du.noir.
Mais revenons au sujet de cette chronique, le roman «Saturne» et ma découverte de cet auteur.
Après avoir lu la dernière page de ce très bon roman, je me suis demandé où était l’attrape ... Je venais de lire un roman de 262 pages et
j’avais la sensation qu’il s’était passé autant de faits, de personnages, d’intrigues et de rebondissements que dans un pavé de 800 pages. J’hésite même à essayer de résumer l’histoire, ayant
peur de ne pas en dire assez ou pire, de trop vous en dire, et de ne pas réussir à vous intéresser à ce roman. Alors résumons succinctement (tout un défi...)!
Saturnia est un petit village de la Toscane, reconnu pour ses bains et ses thermes (et oui, nous sommes en pays romain !!!!). En plein après-midi,
un tueur abat trois personnes, au hasard et il disparaît. À l’approche du G8, on suppose un lien avec Al-Qaeda mais toutes sortes de théories naissent autour d’événements et de tractations. On
nomme Simona Tavianello, «la petite grosse aux cheveux blancs», comme responsable d’enquête, on lui met quelques bâtons dans les roues, on l’amène presqu’à démissionner ...
Mais une chance qu’elle est aidée par un lapin, un âne, un chat et un chien. (Ah là, je commence à vous intéresser ... !)
Pendant ce temps, les proches des victimes se réunissent et forment un comité pour essayer de résoudre l’énigme complexe de ces meurtres gratuits.
Ils engagent un privé, Cédric Rottheimer, (qui était dans les bains au moment du carnage) pour élucider l’énigme ... et, vous chers futurs lecteurs de ce roman foisonnant, vous serez surpris par
le personnage qui veut aussi l’engager en relation avec ces meurtres ...
Enfin, pour lier cette sauce, l’auteur nous ajoute des sociétés privées, des services secrets, un peu de mafia et des grandes compagnies pas
toujours honnêtes ( ah oui ???).
On rencontre même «Le Maestro», Andrea Camilleri qui a accepté de «jouer un petit rôle» dans ce roman. La scène est extraordinaire; on sent toute
l’amitié, tout l’amour même qu’il y a entre les deux auteurs. « ... pour ses lecteurs, il était difficile de ne pas le reconnaître, c’était le regard à la fois impitoyable et tendre que
ses livres posaient sur le monde.» Un moment magique !
Et tout cela en moins de 270 pages. Vous comprendrez que l’on ne s’ennuie pas en lisant «Saturne». Mais tout cela prend un
goût particulier (décidément, je dois avoir faim ...), grâce aux talents de l’écrivain. Son humour, ses dialogues percutants et son style léger font en sorte que toute son imagination et sa
créativité nous surprennent tout au long de notre lecture.
De plus, Quadruppani joue admirablement bien avec les rythmes de son écriture. À certains endroits, son écriture est hachurée, presque comme une
pétarade, je n’osais pas dire une fusillade. On dirait une suite de flashs rapides, passant d’un personnage à l’autre, d’un paragraphe à l’autre, d’un fait à l’autre et cela très rapidement. Le
lecteur ne s’y perd pas (avec un minimum d’attention) mais l’intérêt grandit, on se crispe un peu sur sa chaise, on court presque après la prochaine phrase. Je vous avoue que ces passages étaient
assez essoufflants ... mais drôlement efficaces. Mais ce n’est rien à côté de certains paragraphes où il nous martèle une phrase-fleuve, un paragraphe complet avec une série d’énumérations et
d’événements, ponctuée de nombreuses virgules qui nous coupent le souffle tout en nous empêchant de respirer. Un petit bonheur que l’on relit tout de suite ... juste pour tout comprendre mais
aussi pour se complaire dans une phrase si joliment tournée. Allez faire un tour à la page 65 ... et vous comprendrez !
J’ai aussi beaucoup aimé le ton du récit et plus particulièrement, l’humour de l’auteur. Il réussit même à tourner en dérision (très finement) les
différents métiers qu’il exerce:
Le traducteur: «Cazzo ! s’exclama-t-il, ce qui littéralement signifie bite
mais qu’ici
on traduira plutôt par putain.»
L’auteur: « ... c’était un rebondissement comme aucun auteur de polar
sérieux n’aurait osé l’inventer.» Et pourtant, oui, l’auteur l’a fait ... !"
L’éditeur. Ici ce n’est pas une citation mais c’est plutôt une scène, complètement
loufoque, digne d’une comédie de grands boulevards qu’un éditeur sérieux n’aurait jamais laissée dans un roman. Où par un «hasard» bien particulier, quelques personnages arrivent dans le bureau
du privé, chacun leur tour, à quelques minutes d’intervalle et en disant à peu près la même phrase ... Premièrement, on est surpris, ensuite on sourit puis après, on l’accepte comme faisant
partie de l’environnement du roman.
Le blogueur engagé: «Il s’agit de seconder ce qui pousse le capitalisme
tardif à détruire ce qu’il a fait naître, de pousser au paroxysme un système qui se nourrit de ce qu’il engendre, qui s’auto-cannibalise, comme Saturne dévorant ses enfants
...»
Et malgré ce ton léger, on ne peut nier que l’auteur possède une écriture et un style très plaisants:
«Mamelons moelleux et creux languides, toison épaisse des forêts, duvet frissonnant des prés, chair nue des sols retournés, la campagne
toscane l’entoure de ses panoramas charmants.» Et ce n’est que la première phrase du prologue ...
«Celle qui a des lèvres tellement gonflées au collagène qu’on dirait des hémoroïdes?»
Et je vous laisse avec une magnifique définition de l’amitié, style Quadruppani:
«S’engueuler comme du poisson pourri un soir, se revoir en frétillant comme du poisson frais le matin, se balancer des vannes ou des tasses
de café à la figure - en évitant dans l’un ou l’autre cas, de bien viser, offrir un coin d’épaule pour y pleurer et même un peu plus de chair parfois, en guise de consolation mutuelle contre la
cruauté du monde. Découvrir ensemble deux ou trois corps massacrés. Bon oui, on pouvait appeler ça être amis, après tout.»
Je vous invite donc à découvrir cet auteur «un peu spécial» qui saura sûrement vous plaire. En ce qui me concerne, je suis tenté de partir à la
découverte des autres romans de Serge Quadruppani. Et en même temps, je vous suggère fortement la lecture des romans d’Andrea Camilleri, ce tout jeune auteur de 85 ans et son «adorable»
commissaire Salvo Montalbano. Un petit régal aux effluves d’huile d’olive et de spaghetti à l’encre de sèche ... !
Au plaisir de la lecture.
Saturne
Serge Quadruppani
Éditions du Masque
2010
262 pages