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27 Octobre 2012
«So deep in the dark»
Cette phrase d’un journaliste américain pour qualifier l’oeuvre romanesque et cinématographique de David Goodis m’est revenue à l’esprit en lisant le premier roman de Benjamin Whitmer, «Pike». Amateurs de romans noirs, passionnés par les atmosphères de Cormack MacCarthy ou de Jim Thompson, vous apprécierez sûrement ce nouveau venu. Pour les autres, passez votre chemin ou encore, essayez donc cette lecture qui ne vous laissera pas une seconde de repos.
Sans être aussi forte qu’au moment où j’avais lu «Sukkwan Island» de David Vann, j’ai ressenti une sensation particulière en lisant les tribulations infernales de ce Douglas Pike, une impression de commencer une aventure romanesque très intense. À la fin de ma lecture, un peu sonné, la seule question qui me restait: à quand le prochain ?
Mais commençons par raconter l’histoire !
Douglas Pike est un ancien truand qui ne rêve qu’à la retraite. Sa réputation le devance partout où il passe: on le craint. Son passé lui colle à la peau comme une vieille gomme à mâcher sous la semelle. De retour dans sa ville natale de Cincinnati, (pas dans les quartiers chics ...), il vivote de petits boulots avec son meilleur ami, Rory, qui aspire à la gloire et à une carrière de boxeur.
Puis, un jour, une prostituée lui apporte une mauvaise nouvelle et un joli cadeau. Elle lui apprend que sa propre fille, Sarah, est morte d’une overdose ... et qu’elle avait une enfant de douze ans, Wendy. En quelques secondes, Pike apprend la mort de son ex-femme (morte des suites d’un cancer), celle de sa fille et il devient grand-père d’une adolescente. Le long apprentissage de la vie commune commence avec ce papi atypique et cette ado habituée aux lupanars poussiéreux et glauques.
À l’autre bout de la ville, dans un quartier encore plus noir et plus sale, le policier Derrick Krieger fait la leçon à un jeune dealer qui n’a pas respecté les règles. Ses règles à lui, ses règles de policier pourri à l’os. Donc, ici, pas de pensum ni de coups sur les doigts ! Une balle en plein visage achève l’apprentissage ! Krieger ne fait pas dans la dentelle; il vit (et ne dort pas) au rythme de son pacemaker déréglé, autant dysfonctionnel que sa morale et son humanité.
Pike apprend que Krieger manifeste un certain intérêt pour sa petite-fille. Commence alors un chassé-croisé entre un Pike voulant connaitre la vérité sur la mort suspecte de sa fille et un Krieger qui remonte cette filière malsaine vers Pike, Rory et Wendy.
Le lecteur est alors entrainé dans les quartiers les plus noirs de Cincinnati: squats miteux, bordels sales et déprimants, piqueries mortelles, ruelles noires et dangereuses et relais routiers non-fréquentables. Tout porte à croire que ça ne peut que finir dans l’horreur ...
Certains me demanderont: mais alors, pourquoi lire ce genre de romans ? Parce que c’est excellent ! Dépaysement assuré ! Et surtout, quand l’horreur est bien décrite, cette littérature dégage une poésie extraordinairement belle. À cela s’ajoute aussi la qualité de la construction des personnages. Whitmer réussit à nous faire aimer ses pauvres humains qui ont tous un fond de méchanceté même s’ils sont sur la voie de la rédemption. On croit même à son méchant, son très méchant policier, qui aurait pu devenir une caricature. On arrive à se sentir en confiance avec Pike, le vilain, dévoreur de livres que personne ne lit; à apprécier Rory, l’apprenti boxeur qui fantasme sur un avenir meilleur; à éprouver de la tendresse pour Wendy, trainant toujours un chaton dans son corsage et tenant un livre à la main.
Voilà donc des humains pris dans l’étau de leur pauvreté, enveloppés dans leur souffrance et dont l’humanité perce difficilement au travers du bitume fissuré de leur existence. Aimer, est-ce possible dans ce monde ? «Je l’ai toujours aimé autant que j’en étais capable. mais je n’étais pas quelqu’un de très capable.»
Je l’avoue, j’aime cette poésie urbaine, noire, cette poésie de ruelles, cachée derrière des poubelles pleines de détritus, éclairée par une lumière filtrée par la poussière de la ville et le sang séché. Et Benjamin Whitmer s’avère un poète plein de promesses. Réussira-t-il à maintenir ce souffle, lancinant et fascinant ? Pourra-t-il séduire une deuxième fois ses lecteurs exigeants et avides de sensations troublantes ? Je le souhaite grandement.
J’ai beaucoup aimé cette lecture dérangeante qui parfois nous laisse un goût amer dans la bouche. Je serais incapable de ne lire que ce genre de romans mais parfois, juste pour le plaisir du pire et du trop, il est bon de se promener dans ce monde noir et opaque sans aucune nuance de gris (et non de Grey !!!).
Coeurs sensibles, abstenez-vous ! Mais si vous avez le goût de lire du différent, tentez l’expérience, laissez-vous séduire par l’expression colorée d’un monde lugubre et obscur. Amateurs de romans noirs, découvrez ce premier roman qui je l’espère est le premier d’une longue série ...
Je ne peux faire autrement que vous citer quelques extraits qui m’ont particulièrement touché:
«Il n’est pas difficile d’identifier Dana. Elle entre par la porte, le pelvis graisseux en avant, vêtue d’un manteau rose qui semble être passé sous un camion poubelle.»
«Enculé de ta race ! hurle Bogey, tout excité d’avoir trouvé quelqu’un de plus bas que lui dans la chaine alimentaire.»
«Putain de quartier, dit Rory en regardant un chien pelé renifler un coin de neige merdeuse au pied d’une longue rangée de maisons en briques en voie de désintégration qui penchent chacune dangereusement selon un angle de ruine différent.»
«Il est possible de tellement s’éloigner du lieu d’où l’on vient que tout retour est impossible. Tout vrai retour. On peut briser tous les ponts avec le passé, il suffit d’être prêt à s’amputer d’un bout de soi-même que l’on ne craindra pas de regretter le reste de sa vie.»
«Quand je te regarde, je vois un homme à qui un peu plus d’amour pendant l’enfance aurait pu faire du bien.»
Bonne lecture !
Pike
Benjamin
Gallmeister
2012
264 pages
La page de Benjamin Whitmer sur le site de Gallmeister.