14 Février 2013
«Un disparu, c’est quelqu’un qui n’est pas là, et à qui on parle.»
Le monde du polar est un monde merveilleux.
À la lecture de ce fabuleux roman qu’est «Mapuche», j’ai eu l’image d’un Caryl Férey, surplombant le monde, tenant un récit au bout de ses doigts et venant le déposer, tout doucement, au milieu de l’Argentine, le théâtre d’événements terribles, horribles. Il y dépose des humains qui, dans la tourmente, doivent combattre le mal, souvent par le bien, mais aussi, par la force des choses, par la violence et l’inhumanité.
Les années 70 sont très difficiles en Amérique du Sud. L’Argentine vit une crise terrible. La junte militaire commet des atrocités pour conserver le pouvoir: tortures, enlèvements politiques, meurtres; une chasse aux sorcières et aux terroristes sanglante, inhumaine et destructrice. Des enfants sont enlevés, des parents sont tués, des familles sont décimées.. Alors, sur la Plaza de Mayo, à tous les jeudis, à partir de 1977, le Mouvement des mères ( et des grands-mères ) de la place de Mai se réunit pour continuer le combat et tenter de retrouver leur enfant ou ceux de leur famille.
Trente ans plus tard, la démocratie revenue, elles sont toujours à la Place de Mai. Comme pour garder vivant l’horreur de ces souvenirs qui font encore mal et pour peut-être, retrouver celui ou celle qui manque toujours à l’amour de leur coeur de mère, de soeur, de tante ou de grand-mère.
Ruben Calderon est le détective de ces mères. Un des rares rescapés de la désormais célèbre ESMA, l’École de Mécanique de la Marine, Il recherche, encore et toujours, ces enfants devenus adultes, enlevés pendant la dictature de Videla.
Jana est Mapuche. Fille d’un peuple massacré, héritière d’une volonté de survie, descendante d’une nation opprimée, dévastée mais fière d’être encore debout devant l’oppresseur.
Jana et Ruben se retrouveront à la recherche des meurtriers de Luz, un travesti, victime d’un meurtre crapuleux. Cette enquête nous plongera dans les méandres sinueux de la tourmente argentine, entremêlée d’une histoire qui prend sa source dans l’histoire récente de ce pays. Quelles horreurs réussissent à réunir ces deux personnages que tout éloigne ? Quels sont les événements d’un passé si peu lointain qui les mèneront à unir leur destinée ? À combattre, côte à côte, ces fantômes qui hantent leurs victimes ?
Caryl Férey, dans un style incisif, équarri à la hache, parfois tendre, parfois violent, nous immerge dans cette histoire terrible en ne faisant aucune concession. Les faits sont crus, crédibles et malgré tout, l’humain émerge. Amoché certes mais toujours humain.
Et oui, à certains moments, Férey devient «fleur bleue», nous offre quelques moments de tendresse qui tranchent avec le reste. C’est là, dans cet antagonisme que les pôles se rapprochent et prennent tout leur sens. L’humain est capable du pire ... en s’entourant du meilleur.
«Mapuche» est un roman passionnant, un récit poignant, une histoire qui vous tiendra en haleine du début à la fin. Comme dans la plupart de ses romans, Caryl Férey vous transporte dans un coin de la planète, vous fournit une lunette d’approche et vous guide dans cette découverte de la vie des gens «ordinaires» dans des situations «extraordinaires». On ne sort pas d’un roman de Férey sans avoir eu quelques moments de réflexion sur la nature humaine. Comme dans tout bon roman, on le termine avec un petit quelque chose de plus, en se disant après notre lecture, que nous sommes un peu plus sensibilisés à la réalité historique d’un coin de la boule bleue.
Un chapitre m’a particulièrement bouleversé; une lecture difficile, où chaque mot vient se planter dans votre oeil et y écorche la rétine avec les épines qui l’ornent. Pour se rendre, péniblement, vers votre coeur et vous laisser sans voix. Décontenancé ! Touché. Perdu dans vos pensées. Ce chapitre intitulé «Le Cahier triste» illustre bien la thématique prégnante de tout le roman ... «Mourir ou devenir fou» !
De plus, comme Québécois, je n’ai pu que sympathiser avec Jana, la Mapuche, image combattante d’un peuple asservi mais encore vivant ! Chaque peuple conquis se reconnait quelque peu dans l’image que l’autre lui renvoit. Le miroir des conquis est toujours dépourvu de son étain.
Finalement, je tiens à souligner la grande beauté du style de Caryl Férey. Décrire l’horreur en y mettant une large touche de poésie, montrer la perfidie de l’homme tout en gardant un certain sens de l’humour, l’auteur permet ainsi au lecteur de vivre une gamme variée d’émotions. On retrouve à chaque roman de Férey, une langue pure, une poésie touchante et des images provoquées par une créativité et une sensibilité littéraire hors du commun. Lire «Mapuche», c’est se laisser porter par des émotions troublantes mais aussi par une histoire touchante.
Je vous conseille grandement ce voyage au plus profond du coeur de Jana, la Mapuche. Vous l’adorerez. Et vous passerez un très bon moment de lecture.
Voici quelques extraits:
L’incipit ... qui donne le ton au roman: «Un vent noir hurlait par la portière de la carlingue»
« Des bateaux prenant l’eau purgeaient leur peine dans l’ancien port de commerce, à demi chavirés ou couverts d’algues; les tours des logements sociaux se dressaient, grisâtres, les linges pendus aux balcons comme autant de langues tirées à la bienséance portègne.»
« - L’étranger, c’est fait pour en revenir, décréta Ruben pour la rassurer. Autrement ça devient chez nous.»
Un peu d’humour:
" - Je n’ai pas grandi avec une cuiller en argent dans la bouche, l’informa-t-il.
- Elle était trop grosse ?"
Bonne lecture !
Mapuche
Caryl Férey
Série noire
2012
450 pages
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