18 Juin 2012
LE SANG NOIR – Louis GUILLOUX
« Le sang noir » est un roman, mais un roman tragique, écrit en respectant parfaitement la sainte trinité du théâtre classique.
Unité de lieu : une ville de province.
Une bourgade peuplée de notables, ego bouffis d’eux même, de leur rang, de leur titre, de leur esprit.
Unité de temps : une journée d’hiver 1917, au moment où les « mutins », « les insurgés » commencent à se lever pour crier leur refus d’une mort inutile et programmée.
Vingt-quatre heures au cœur de la « grande guerre », de la grande boucherie, celle qui ne verra jamais revenir plus d’un million et demi de Français, pourtant partis en chantant, la fleur au fusil.
Unité d’action : la vie à l’arrière. La vie des pères, des mères, des sœurs, des professeurs, des députés, des gosses de riches, de tous ceux qui regardent passer les régiments d’appelés, le cœur lourd ou le cœur rempli d’un patriotisme joyeux et répugnant, de tous ceux qui ne la feront jamais, la guerre.
Et tandis que le sang rouge des enfants du siècle « abreuve les sillons » de la Somme, le sang de ceux restés à l’arrière croupit dans leurs veines d’hommes misérables, patriotes de pacotille chantant l’amour de la « France forte » comme chanterait un coq juché sur un tas de fumier.
Dans cette ville ou ce qu’il y a « d’intolérable c’est que c’était toujours l’épicier qui était l’épicier, l’avocat, l’avocat, que Monsieur POINCARRE parlait toujours comme M POINCARRE, jamais, par exemple, comme Apollinaire et réciproquement », vit un être décalé, à côté, un « esprit qui se nie lui-même, mais c’est peut être là sa grandeur » : CRIPURE.
Monsieur Merlin, Professeur de Philosophie, qui a connu son heure de gloire pour avoir publié une thèse sur le grand philosophe TURNIER, et un ouvrage sur les Mèdes.
Merlin, surnommé par ses étudiants, et par la ville entière, CRIPURE, abréviation de « CRItique de la raison PURE », ouvrage dont il aime tant leur parler.
Admiré des uns ; haï, jalousé, envié des autres ; homme malheureux, physiquement difforme, misanthrope presque malgré lui, « attaché à ce qu’il méprise », homme qui ne pense qu’à « fuir, rompre avec un monde pourri puisqu’il n’a pas la force d’en vouloir un autre ».
CRIPURE qui regarde vivre les hommes en se demandant « comment faire pour vivre ainsi ? avec ce noyau de plomb au fond du cœur, comment pouvaient-ils être aussi durs et sec, jeter leur fils au charnier, leur fille au bordel, renier leur pères, engueuler leur femmes (….) C’était à désespérer. Les aimer ? Ah vraiment non ! ».
Je pourrais vous parler de MARCHADEAU, proviseur qui « jusqu’au 2 août 1914 avait pris la vie pour un conte (…) et qui voyait que la comédie tournait au drame. (…) Il s’était laissé duper sans penser une seconde que la machine meurtrière pouvait aussi se retourner contre son fils. Il avait laissé faire, il avait consenti. Il était complice, hélas ! de ce sourire qui tout à l’heure accompagnerait Pierre au poteau, complice des prières qu’un tendre aumônier ne manquerait pas de prodiguer à son fils afin que tout soit en règle et la mort bien parée ».
Je pourrais vous parler de Babinot, être misérable et lâche, glorifiant la France avec un grand F, la France « forte », bouffi d’orgueil depuis que son fils est au front, seul ignorant parmi les habitants de la ville, du message que le Maire lui portera demain, lorsqu’il fera le tour des familles de ceux qui ne seront plus qu’une ligne sur un monument aux morts.
Je pourrais aussi vous parler de Nabucet, du Capitaine Plaire, de Moka, de Maïa, de Lucien, de tous ceux là qui au cours de ces 24 heures de la vie d’une bourgade de Province, comprendront ou non que « cette horreur (doit) être surmontée, la révélation épouvantable non que les enfants peuvent mourir, mais qu’on peut les livrer aux bourreaux. ».
Je pourrais vous dire que lorsque, comme CRIPURE, on vit en pensant que « la seule question n’est pas de savoir, quel est le sens de la vie, mais que pouvons nous faire de cette vie » on enseigne parfois à des jeunes hommes qui finissent par penser en homme libre, « qu’il ne s’agit pas de savoir si l’on doit vivre ou mourir, aimer ou haïr. Il s’agit de savoir au nom de quoi ».
Et c’est ainsi que CRIPURE sera « adoré, maudit puis compris. Je ne veux pas dire justifié », et c’est ainsi que CRIPURE finira par transcender son destin en se tuant pour des idées.
Je pourrais vous dire aussi que ce roman publié en 1935 me rappelle tant un autre « voyage » publié en 1932.
Je pourrais vous dire que j’aurais tant aimé assister à la rencontre entre CRIPURE et Bardamu.
Mais je vous dirais simplement qu’à tous ceux qui ignorent que « la balle (est) une vraie balle, l’épée vraiment tintée de sang, le mort un vrai mort », Bardamu aurait répliqué « que le pire échec en tout c’est d’oublier, et surtout ce qui vous a fait crever, et de crever sans comprendre jamais, jusqu’à quel point les hommes sont des vaches ».
N’oublions pas.
Cette chronique a été écrite par Attila, collaboratrice à "Polar, noir et blanc" !
Le Sang noir
Louis Guilloux
Folio
Gallimard
1999