Ingrid Desjours et "Sa vie dans les yeux d'une poupée"
Méfiez-vous des poupées ! Surtout de celles qui s’animent sous la plume corrosive d’Ingrid Desjours.
Mon premier contact avec l’imaginaire d’Ingrid Desjours m’avait fait découvrir un personnage extraordinairement complexe: Garance Hermosa, psycho-criminologue, venant en aide au commandant de police Patrick Vivier. Personnage riche et pleine de contradictions, je m’y suis accroché avec grand plaisir et, j’attendais alors la suite de ses deux premières enquêtes ( «Potens» et «Écho» publiés également chez Plon).
Pour «Sa vie dans les yeux d’une poupée», l’auteure a laissé de côté ces personnages pour nous présenter Marc Percolès, capitaine de police, qui est de retour au travail après un long congé de maladie, à la suite d'un accident d’auto où sa femme a perdu la vie. Le capitaine s’en sort mais l’accident le laisse salement amoché. Il ne faut surtout pas rater la scène de son retour au travail; un bel exemple de ré-insertion au travail ... très réussie ! Percolès est un personnage fascinant, buriné par cet accident et aussi par la perte de sa femme. Dès sa première apparition, on tombe tout de suite dans ses filets, envahi par la compassion mais aussi, plein de retenue avec ses façons d’être et de faire. Et, « ... il a toujours le même caractère de cochon, et ce goût immodéré pour la lecture qui le coupe du reste du monde.»
Barbara termine son cours pour devenir esthéticienne. Femme d’une autre époque, peu évoluée, demeurant chez sa mère, elle est timide et évidemment, victime des railleries de ses collègues plus jeunes et plus délurées. Pour cette dernière journée d’études, les autres filles s’apprêtent à fêter, Barbara doit retourner chez elle, pour prendre soin de sa mère aveugle. Elle se dépêche mais avant, elle passe par ce fameux magasin de poupées où l’élue de son coeur, cette extraordinaire poupée en porcelaine, l’attend depuis si longtemps. Enfin, elle possède l’argent pour se la procurer. Barbara collectionne les poupées.
Chargée de son précieux trésor, heureuse de l’adoption de cette Sweet Doriane tant convoitée, elle décide de prendre le raccourci par le parc. Elle qui ne cherche jamais à plaire à personne d’autre qu’à sa mère, elle devient objet de désir pour ce promeneur solitaire, puant la sueur et la bière, et n’ayant aucunement l’intention de laisser filer une telle occasion. Barbara se fait violer de la plus horrible des façons, humilier, rabaisser. Tout se casse dans la tête et dans le corps de Barbara.
«Mémoire fêlée, craquelée, effacée. À chacun de ses pas, les souvenirs se désagrègent un peu plus et se dissolvent dans la pénombre du petit parc qui lui sert de raccourci ...»
Brisée comme sa poupée, elle retourne chez elle en sachant qu’elle subira encore une autre humiliation: l’accueil de sa mère acariâtre. Et de toute façon, qui se rappelle de ce qui s’est passé à son retour à la maison, d’où viennent les éraflures sur son corps, pourquoi ses vêtements sont-ils sales et abimés ?
Mais l’espoir pointe ! Lundi, elle commence une nouvelle vie, une vie de travailleuse, où son salaire pourrait être son passeport vers une certaine liberté. Illusion ! Dès ses premières journées de travail, les mêmes railleries reprennent et très rapidement, on se moque d’elle et on l’appelle Barbie. Au travail, elle accepte de souffrir en silence mais à la maison, Sweet Doriane, la poupée achetée le fameux soir du viol, prend en charge l’émancipation de Barbara et lui montre le chemin vers la naissance de Barbie, une Barbara améliorée, une Barbara qui plaît, une nouvelle Barbara qui peut se servir de ses forces pour pressurer les faiblesses des hommes.
Alors, commence une rapide descente aux enfers ponctuée de dialogues percutants entre Barbara et sa poupée, des combats intérieurs aussi violents que déchirants et tout cela, accompagnés d’une vie de famille complètement dysfonctionnelle, morbide, un huis clos angoissant.
Ce qui la mènera vers une rencontre marquante avec le capitaine Percolès qui enquête sur une série d’agressions contre des hommes qui se font énucléer. Elle vivra alors une improbable histoire d’amour avec son bel «homme cassé».
L’histoire est passionnante et l’intrigue se développe peu à peu, insidieusement ... Tout se met en place, dans une violence physique et morale insoutenable, pour se terminer dans une finale que l’on pourrait qualifier de pathétiquement ... romantique.
Ingrid Desjours s’empare de son lecteur et lui fait le grand jeu. Une histoire complexe parsemée d’indices qui nous lancent vers des hypothèses qu’elle prendra plaisir à réfuter, des revirements qui nous surprennent comme une tempête de neige en juillet et des personnalités à nous chavirer les émotions. On ne sort pas de ce roman sans avoir été secoué par les personnages et les événements qui s’y produisent. On ne peut qu’aimer ce capitaine Percolès, au passé trouble et au présent déjanté. Barbara est troublante, marquante; j’ai été ému par ses réflexions, sa naïveté devant la vie et surtout, par la violence de ses combats intérieurs.
Et préparez-vous à détester sa mère et son amant ... Je m’en suis fait un plaisir coupable.
Ingrid Desjours possède un style d’écriture qui nous frappe en pleine figure. Un style tout en virulence mais une langue belle, touchante, souvent crue, qui nous laisse parfois bouche bée. L’auteure a le don de nous décrire les choses les plus abominables, les plus effrayantes avec des mots, des phrases qui nous donnent le frisson. Ingrid Desjours s’adresse directement à nos émotions, tant littéraires qu’humaines. On arrive à se demander, au fil de nos lectures, comment elle peut nous décrire de façon aussi juste et flamboyante, la nature humaine, la violence physique et son pendant psychologique. Comme une peinture réaliste, le lecteur voit, ressent, vit intérieurement les émotions provoquées par les phrases de l’auteur.
Ingrid Desjours vous convoque donc à un feu d’artifice de plaisirs littéraires et d’émotions. Laissez-vous porter par cette violence si bien dessinée, admirez-en les subtilités et aussi, profitez de la beauté de la langue.
Lisez «Sa vie dans les yeux d’une poupée», un thriller psychologique à la façon bien particulière d'Ingrid Desjours, réaliste, cru et bouleversant. Parfois, pour mieux le comprendre, il faut regarder l'humain dans ce qu'il a de plus sordide; autant le faire en le regardant par les yeux ... de la littérature. La réalité nous rattrapera bien assez vite !
Quelques extraits pour me faire plaisir :
« Pas un bruit ne filtre jusqu’à elle. Juste le silence. Le silence qui l’oppresse et la terrorise depuis qu’elle a perdu ses yeux. Ce silence qui l’oblige à toujours faire tourner la télé, de peur de mourir de solitude dans sa prison de chair.»
«Aujourd’hui, il n’y a que du prêt-à-consommer, du pis-aller, du tiédasse bien gentillet. Des accouplements de convention avec des filles aux oeufs de cent ans, de peur de finir seuls, du prêt-à-marier qui permet juste de tuer le temps en attendant de crever, entre le foot à la télé et le coeur qui ne fait qu’engraisser.»
«La plus grande vulnérabilité des hommes réside là où ils croient détenir leur plus grande force ...»
Et finalement un extrait tiré de deux pages sublimes où s’exprime « le sentiment d’injustice (qui) se cogne contre le constat de sa propre impuissance, quand la souffrance qui en résulte devient intolérable, alors nait la colère.»
...
La colère, c’est comme un cancer qui vous ronge, comme un cri qu’on a envie de hurler de toute sa rage, une rage plus grosse que soi, à s’en briser la voix, à s’arracher la gorge et à vomir ses tripes, à se péter tous les vaisseaux dans un AVC qui vous laisserait sur le carreau, mais en paix, enfin ...»
Bonne lecture !
Sa vie dans les yeux d'une poupée
Ingrid Desjours
Plon thriller
2013
334 pages
P. S. Le roman est sorti en France la semaine dernière. Il sera disponible au Québec au début du mois d'avril.