9 Octobre 2012
"C'est en gardant le silence alors qu’ils devraient protester, que les hommes deviennent des lâches" Abraham Lincoln
Abraham LINCOLN, père fondateur des Etats Unis n’aurait pas renié Travis SHELTON, 17 ans, enfant d’Amérique, tout aussi épris de liberté qu’il en est effrayé.
Travis, lointain descendant de David SHELTON, 12 ans, massacré avec douze autres membres de sa famille par les troupes confédérées, à Shelton LAUREL, dans le Bloody Madison, ce jour de neige du 18 janvier 1863.
Il a pourtant supplié, promis du haut de ses douze rudes hivers d'Appalaches, qu’il pouvait « encore guérir, encore pardonner ».
Pardonner la mort de son père et de ses frères, pourvu qu’on le laisse vivre, revoir sa mère et ses sœurs.
Mais les confédérés ont fait un autre choix, celui de tirer sur cet enfant désarmé, celui de ne pas protester, celui d’obéir, celui de devenir des lâches.
Parmi eux, Joshua Candler, membre du 64ème régiment, médecin.
Celui-là même qui, en 1859, avait prodigué les soins à David, atteint de scarlatine.
Le Dr Candler qui consigna, jusqu’à son dernier jour, la litanie des noms des malades visités, le détail des soins et des médicaments, la longue liste des fantômes nés de ses mains.
Jusqu’à ce jour du 17 juin 1863 où il inscrira la dernière entrée à son registre :
« Joshua Candler – Blessé au bas ventre-
Forte douleur car Dieu est juste. Refuse analgésiques. Veux esprit clair pour prier pour mon âme, demander pardon pour ce qui ne peut être caché à mon Créateur. In articule Mortis. »
Dans l’Amérique des années 1970, un siècle plus tard, son arrière arrière petit fils, Léonard, prof déchu, lit et relit ces registres, espérant trouver là une justification, une raison de penser « (qu’)une lente (ne) se transforme (pas) toujours en poux ».
C’est bien de cela dont il est question tout au long de ces 280 pages : d’héritage, de destin, de ces vies que l’on choisit ou que l’on se laisse imposer, et peut être aussi de rédemption.
Travis, adolescent des années 70, en conflit avec son père, cultivateur de tabac, qui lui reproche de «commencer à penser qu’(il) est trop bien pour avoir de la terre sous les ongles », n’est pas du genre à se laisser imposer des choix, quitte à faire les mauvais.
Lorsqu’il tombe nez à nez avec une plantation de cannabis, caché au détour d’une rivière, au creux de la forêt, il décide : il coupe les plants et va les vendre à Léonard, trafiquant à la petite semaine d’herbe, d’alcool et de cachets en tout genre.
Le filon est trop tentant, et malgré les risques et les mises en garde, il choisit de revenir et de revenir encore, jusqu’à ce que « le sol cèd(e) un peu sous son pied droit. Il enten(d) un déclic, puis le bruit sourd du métal qui heurte l’os. La douleur s’enflamm(e) et remont(e) le long de sa jambe comme une mèche, consum(e) son corps tout entier. Le soleil s’enfonc(e) à l’oblique, le sol s’inclin(e) à son tour et vi(e)nt taper contre le côté de son visage. »
Les Roomey (père et fils) cultivateurs d’herbe paradisiaque ne sont pas du genre à tolérer les arrangements avec la sacro-sainte propriété privée.
Et comme le héros grec qu’il aurait pu être, Travis paiera le prix de ses errances par la mutilation sadique et symbolique de son tendon d’Achille : qu'il n'oublie jamais d'où vient sa faiblesse …
Il ne suppliera pas comme son trisaïeul David, pour qu’on épargne sa vie.
Pourtant il s’en sortira un peu plus vivant mais avec la promesse de se taire ou de périr.
Et qu’il ne compte pas sur son père pour compatir.
A l’issue d’une ultime rebuffade il quittera le foyer la joue meurtrie par la main paternelle et l’orgueil blessé par la sentence définitive du Père : « t’as pas l’étoffe d’un homme pour t’en tirer tout seul ».
Mais Travis ne sera pas seul et comprendra bientôt que « ce qui peut être dit est déjà mort dans le cœur »
Léonard, chez qui « ce garçon avait remué au fond de lui plein de trucs qu’il avait cru bien enfermés dans le passé », va l’accueillir malgré lui et commencer, avec lui, sa rédemption.
Payer sa dette, et celle de son ancêtre ; qui sait ?
Si le péché originel se transmet de génération en génération, peut être en est-il de même pour la rédemption,
Peut être que « le temps pass(e) moins qu'il ne se dépos(e) sur les choses en couches successives, comme si sous la surface du monde, le passé continuait à se dérouler »
Peut être qu'un homme peut racheter les fautes de ses ancêtres et gagner ce paradis où tout le monde veut une place, même si, comme dans les chansons de Johnny CASH, « everybody wants to go to Heaven, but nobody wants to die ».
Léonard va transcender son héritage et sa nature de « poux », lui qui a toujours été incapable de faire quoi que ce soit « dont il puisse être tenu pour responsable », incapable de faire un choix,
Lui qui vit, aux côtés, et non avec, Dena par peur de vivre seul, et non par volonté délibérée,
Mais faire de Travis un homme libre, capable de « lire un livre et démonter ce livre comme si c’était un moteur pour voir comment il fonctionn(e) », ne suffira pas,
Lorsque Travis fera le choix ultime de ne pas se taire, de ne pas laisser Dena aux mains de ses bourreaux,
Lorsque Travis, navire quittant le port en brûlant la carte du retour, choisira d'être un homme,
Lorsque « l'heure (sera) venue de pisser sur le feu et de rentrer les chiens »,
Léonard fera pour unique choix, un ultime geste : il refermera sa main sur le poignet du fils ROOMEY et emmènera avec lui dans l'abîme deux générations de bourreaux, libérant Tavis et Dena d'une vie de servitude.
Alors peut être que dans son paradis il y aura « des étoiles sur sa couronne »,
Alors peut être que ce monde sera enfin un peu moins « déglingué », enfin « un monde à l'endroit ».
Le monde à l'endroit
Ron Rash
Éditions du Seuil
2012