26 Mars 2023
Avant les grands bouleversements
Une chronique de Christophe Rodriguez
Dans une saison littéraire, il y a des livres que nous attendons avec impatience. Après nous avoir subjugués avec Au Revoir là-haut et sa suite, portrait d’une France et d’une fratrie complexe qui sortait de la boucherie de 1914-1918 (le film est remarquable), Pierre Lemaitre explore ce qu’il est convenu d’appeler Les trente Glorieuses (terme créé par l’économiste Jean Fourastié).
Se référant à Balzac, Hugo, Audiard et nous ajouterons Jean Dutourd, le romancier poursuit donc sa saga familiale. Après la guerre d’Indochine qui ouvrait cette trilogie (Le grand monde, Calmann-Lévy 2022), où nous faisions connaissance avec la famille Pelletier dont le père fit fortune dans le savon au Liban, l’action se transporte à Paris.
Cette France des années 50 dont la modernité commence juste à poindre le bout de son nez, vit dans un carcan. Entre la guerre froide, les soubresauts économiques et les changements, elle essaie tant bien que mal de trouver un sens à la vie de tous les jours.
Ah cette famille Pelletier, un concentré balzacien. Vous allez croiser Hélène qui va prendre du galon au Journal du Soir, copie à peine déguisée du puissant Journal France-Soir dirigé par Pierre Lazareff. Les enquêtes se multiplient et cette journaliste débutante va faire sa place. Surtout en couvrant la disparition d’un village, parce qu’un barrage sera installé.
François, gazetier au même endroit, est devenu spécialiste des faits divers et il s’intéresse de près à plusieurs affaires où de jeunes femmes sans histoires sont sauvagement assassinées. Jean, sans aucun doute le plus gentil de tous bien qu’il ait des instincts meurtriers (nous ne vous en dirons pas plus) se prépare à ouvrir son magasin de vêtements grand public sous les quolibets de son épouse qui crache dans la soupe, tout en profitant allégrement. Geneviève; la parvenue, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la Poissonard du Au bon beurre de Jean Dutourd, déteste tout y compris son adorable petite fille Colette. Nous assistons ici à un apparent cas de maltraitance infantile qui sera «couvert» par sa belle-mère, sachant très bien que les jours de cette pauvre enfant sont comptés si elle la laisse entre les mains d’une marâtre.
Un maître horloger
À l’écart des grands décideurs, Pierre Lemaitre dépeint la France d’en bas et surtout le rôle de la femme. Parce qu’il est aussi question d’avortements clandestins, d’une certaine police de la moralité publique qui pourchasse les médecins, les faiseuses d’anges et ces filles au bord du précipice. La condition féminine est loin d’être rose. Malgré tout, le progrès fait timidement son chemin et les consciences s’éveillent.
C’est un roman choral, familial, le feuilleton d’une époque ou un journal se demande si les Françaises sont propres (vous redécouvrirez la véritable enquête en fin de roman),. L’année 1952 sera difficile, les droits des salariés sont floués, le monde du travail exclusivement masculin donne peu de chance aux femmes qui espèrent une meilleure situation.
Du grand Lemaitre qui fait réfléchir avec des personnages attachants doublés d’une fascinante trame visionnaire.
Bonne lecture !
Le silence et la colère
Pierre Lemaitre
Calmann-Lévy
583 pages
Pierre Lemaitre | Calmann-Lévy
Né à Paris, Pierre Lemaitre a enseigné aux adultes, notamment les littératures française et américaine, l'analyse littéraire et la culture générale. Il est aujourd'hui écrivain et scénar...